Dossier Névrose & Psychose : L'histoire de chacune, d'hier à aujourd'hui.
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La séparation entre névroses et psychoses traverse toute l’histoire de la psychopathologie moderne. Si elle semble s’effacer dans les classifications actuelles, comme le DSM, elle reste centrale dans de nombreuses pratiques cliniques. Ce clivage n’est pas qu’un détail théorique : il touche à la manière dont on pense la subjectivité, la souffrance, et surtout le lien du sujet à la réalité. À travers Freud, Lacan et les évolutions récentes, on peut retracer l’histoire de cette frontière – mouvante, débattue, mais toujours opérante.
Avant Freud : les balbutiements d’une distinction
Bien avant la psychanalyse, les médecins et philosophes tentaient déjà de distinguer les formes de troubles psychiques. Chez les Grecs, on évoquait la mania pour les formes aiguës de folie, tandis que des troubles plus "modérés" étaient parfois attribués à des déséquilibres des humeurs. La notion de "névrose" apparaît plus tard, au XVIIIe siècle, avec William Cullen, pour désigner des troubles nerveux sans lésion organique identifiable.
Au XIXe siècle, des aliénistes comme Pinel ou Esquirol vont commencer à classifier la "folie" en plusieurs types : délire, mélancolie, manie… La psychose n’est pas encore nommée ainsi, mais ces troubles graves, envahissants, où le sujet semble coupé de la réalité, sont différenciés d’autres états plus névrotiques, comme les phobies ou les obsessions. Cette intuition clinique, empirique, sera théorisée en profondeur par Freud.
Freud : entre conflit psychique et effondrement du moi
Freud propose une première grande structuration de la distinction. La névrose, selon lui, est liée à un conflit entre les pulsions et les interdits intériorisés, généralement symbolisés par le Surmoi. Le sujet cherche à satisfaire des désirs inconciliables avec la réalité ou la morale. Il refoule ces désirs, qui réapparaissent sous forme de symptômes : obsessions, conversions hystériques, angoisses. Le moi est en tension, mais il reste présent, actif, et cherche à se défendre.
À l’inverse, la psychose survient lorsque ce conflit est trop massif. Le moi ne refoule plus : il se retire du monde, retire la libido de la réalité, et la réinvestit dans une reconstruction délirante. Freud parle d’un "retrait" puis d’un "retour" : la réalité est expulsée, remplacée par une nouvelle, souvent hermétique au commun.
Cette différence repose donc sur le type de mécanisme de défense (refoulement dans la névrose, déni et projection dans la psychose), mais aussi sur le rapport au réel : le névrosé souffre, mais conserve un ancrage ; le psychotique, lui, en est parfois totalement coupé.
Lacan : la structure avant le symptôme
Lacan va reprendre cette distinction, mais il la radicalise. Pour lui, on ne parle plus simplement de "troubles" ou de degrés de gravité : on parle de structures subjectives. Ce qui fait la névrose ou la psychose, ce n’est pas un symptôme ou un comportement, mais la position du sujet dans le langage et dans le symbolique.
Dans la névrose, le Nom-du-Père est refoulé mais présent dans l’inconscient. Il donne une consistance symbolique à l’interdit, et permet au sujet de se structurer autour du manque. D’où l’angoisse, la culpabilité, les symptômes. Le névrosé est divisé, mais inscrit dans la loi du langage.
Dans la psychose, ce signifiant majeur, organisateur, est forclos : jamais entré dans l’univers symbolique. Il ne peut pas être refoulé, car il est absent. Il reviendra alors dans le réel sous forme d’hallucination ou de délire. C’est ce que Lacan montre avec le célèbre cas Schreber.
Là où Freud distinguait selon le type de défense et le rapport au réel, Lacan pense la différence comme structurale. Ce n’est pas une question de degré, mais de position du sujet dans la chaîne signifiante.
La perversion et les états limites : au-delà du clivage binaire
À côté de la névrose et de la psychose, Lacan introduit une troisième structure : la perversion. Elle ne se définit pas par un "vice moral", mais par une logique propre. Le pervers ne refoule pas le Nom-du-Père, ne le forclôt pas non plus : il le déjoue, le dénie, en jouant un rôle dans la scène du désir de l’Autre. Il n’y a pas de trou symbolique, mais une manœuvre pour le contourner.
D’autres cliniciens, notamment à partir des années 70, vont questionner la rigidité de cette tripartition. Les états limites (ou borderline) semblent échapper aux catégories classiques : instables, vulnérables, oscillants entre angoisse massive, passages à l’acte, et moments de clarté. Pour certains, ce sont des névroses décompensées, pour d’autres des psychoses larvées, ou encore des configurations modernes du malaise.
La question reste ouverte : doit-on maintenir des structures fixes, ou penser ces catégories comme des dynamiques plus fluides, en lien avec l’histoire du sujet, son environnement, et sa capacité à métaboliser le trauma ?
Le DSM : efficacité descriptive, mais appauvrissement théorique
Le DSM-III, en 1980, marque un tournant. Abandonnant l’approche psychanalytique dominante dans les DSM précédents, il opte pour une logique descriptive, statistique, symptomatique. La distinction névrose/psychose est évacuée. Les troubles sont listés selon des critères comportementaux, sans faire appel aux notions de sujet, de structure ou d’inconscient.
D’un point de vue recherche médicale, cela permet une certaine reproductibilité des diagnostics, essentielle pour les essais cliniques. D’un point de vue cliniquement humain, cela pose problème. Deux patients très différents (un névrosé obsessionnel, un sujet psychotique stabilisé) peuvent se retrouver avec le même "trouble dépressif majeur", sans que le clinicien soit guidé dans la manière de s’adresser à eux.
Le DSM ne fait pas erreur par ce qu’il dit, mais par ce qu’il ne dit pas. Il délaisse le sens, la subjectivité, et parfois même le contexte.
Aujourd’hui : une boussole clinique plus qu’un dogme
Malgré le poids croissant des classifications anglo-saxonnes, la distinction névrose/psychose reste opératoire en clinique. Elle guide l’écoute, le transfert, l’interprétation, la construction du cadre. Elle ne sert pas à ranger les sujets, mais à orienter la rencontre.
Avec un sujet névrosé, on travaille l’interprétation, le sens, le refoulé. Avec un sujet psychotique, on travaille souvent le bord du langage, le soutien de l’environnement symbolique, la mise en place d’un nouage stabilisateur (corps, rituel, objet, institution…).
Cette grille est précieuse, à condition de ne pas l’utiliser comme une étiquette définitive, mais comme un repère parmi d’autres. Le sujet ne se résume jamais à une structure, encore moins à un diagnostic.
Penser la souffrance psychique dans sa complexité, ou comment ne pas oublier le patient dans le diagnostic
L’opposition névrose/psychose n’est pas une relique. C’est une tentative de penser la souffrance psychique de manière rigoureuse et nuancée, en tenant compte de la structure, du langage, du lien au réel. Elle ne dit pas tout, elle ne suffit pas toujours, mais elle ouvre une porte vers une clinique du sujet, là où d’autres approches risquent de réduire l’humain à des cases ou des tableaux.
À l’heure des protocoles, des scores et des guidelines, elle rappelle une chose essentielle : chaque souffrance psychique engage un sujet, une histoire, et une position singulière dans le monde.
Sources
- Freud, S. (1894). Les névroses de défense
- Freud, S. (1911). Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa
- Lacan, J. (1959). Le Séminaire, Livre III : Les psychoses
- DSM-III, DSM-IV, DSM-5 (American Psychiatric Association)
- Maleval, J.-C. (2012). La forclusion du Nom-du-Père
- Bergeret, J. (1974). La personnalité normale et pathologique
- Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau