[SF/socio] La politesse nous rend-elle humain ? ou est-elle le signe de la servitude ?

Un article de Fantomas-2
Publié le 28/01/2025
Dans la section #LIRE
Article public d'intéret général
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Conforme ou séditieux?

Comte Didier de Chousy, Ignis, illustré par Eugène Damblans, in La Science illustrée, 1895-1896

Chères et chers parano,

il y a peu j’ai édité pour une association une nouvelle d’Antoine Lencou, Le Plan, qui met en scène un musée du futur tenu par des robots. Ceux-ci sont d’une extrême politesse et font preuve d’une certaine forme de révérence hiérarchique, ce qui rend les dialogues assez drôles.

Cela m’a donné envie de lire un roman de l’auteur, Le Bureau des défunts (https://editionslalchimiste.com/produit/votre-mort-nous-appartient). Dans une société futuriste, un homme dépressif se suicide sans attendre que sa demande de suicide soit acceptée par l’administration. Il est ranimé puis jugé coupable. En résulte une interdiction de mourir avant plusieurs dizaines d’années.

Son quotidien est totalement pris en charge par l’IA et des robots domestiques qui n’aspirent qu’à améliorer son confort. Ils sont polis, toujours d’humeur égale, ce qui porte sur les nerfs du protagoniste. En fait, ils sont à l’image de l’administration : ils suivent le protocole, les formalités. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils n’ont pas de personnalité, au contraire. J’y ai pensé en m’inscrivant aujourd’hui auprès de l’Ordinateur, on se représente assez facilement la personnalité de celui-ci (et n’a-ton pas la furieuse envie de lui faire quelques courbettes ?). Cette caractéristique "humaine" n’est pourtant pas une prérogative des machines. C’est comme être poli avec ChatGPT, ça ne sert concrètement à rien, et pourtant beaucoup le sont. Cela permet-il de donner l’impression d’une véritable conversation ? De créer un lien ? De se donner une bonne image ? Est-ce un réflexe ?

Quand on regarde le film l’Odyssée de l’espace (1968), la voix humaine de l’ordinateur de bord HAL 9000 est dénué d’émotions et pourtant... tout est fait pour l’humaniser. Et c’est ce qui le rend terrifiant, d’une certaine manière.

Les films avec IronMan mettent aussi en scène JARVIS (Just A Rather Very Intelligent System), une IA qui fait office de majordome. Toujours très polie, entièrement codée par Tony Stark, et pourtant ses échanges avec son créateur lui apportent de la personnalité et une touche d’humour.

Il existe plusieurs articles sur le net au sujet de la politesse et de la civilité des robots. On dit que pour améliorer les interactions avec l’utilisateur, il faut "apprendre" au robot les codes sociaux, le rendre "expressif", etc. (source : Sciences & Vie, mai 2019). Pourtant, en littérature et au cinéma, cette fausse humanité crée un sentiment d’effroi ou au contraire provoque le rire.

Aussi, je me pose plusieurs questions : la politesse exacerbée est-elle une posture culturelle qui rend humain ? ou bien un signe de servitude ? les deux ?

Les robots acquièrent-ils la civilité en étant civil ?

Malheureusement je n’ai pas accès à cet article de Philosophie Mag sur le langage et les IA (https://www.philomag.com/articles/serge-tisseron-etre-poli-avec-les-robots-cest-confondre-les-hommes-et-les-machines) mais j’ai l’impression que la littérature s’est emparée du sujet depuis biiiiiien plus longtemps. En effet, je pense au roman de SF Demain les chiens de Simak (1952) où la famille des Webster "emploie" un robot-majordome, Jenkins. Avant cela, nous retrouvons en littérature française des robots-ouvriers dans Ignis (1883) mais ils sont grossiers et sont, curieusement, tout l’inverse des robots d’aujourd’hui. Ce qui mène à une intéressante révolte envers leurs maîtres, citations :

Après l’admiration causée par l’aspect du paysage et de sa flore, un étonnement nouveau s’empare du visiteur, à la vue des êtres qui cultivent ces champs, de ces ruraux d’espèce inconnue, triples métis d’hommes, d’animaux et de machines ; faune inclassée et inclassable, aussi étrange que les animaux les plus fantasques de la nature prédiluvienne.

[...] Ces bêtes ou ces gens emplissent la campagne de leurs activités aussi diverses que leurs formes, enveloppés comme des fantômes dans les nuages de vapeur qu’ils exsudent. On croirait voir un fourmillement d’insectes, de scarabées aux élytres de bronze, aux corselets luisants comme des cuirasses ; mais d’insectes promus à la taille de pachydermes. On a déjà reconnu la race pseudo-humaine conçue par lord Hotairwell et mise au monde par ses habiles ingénieurs : les Enginemen, ou plutôt les Atmophytes, car cette dernière appellation avait prévalu ; les Atmophytes ruraux, grossiers paysans, aussi inférieurs à leurs collègues de la ville que le valet de ferme qui panse le cheval est inférieur au valet de chambre qui panse l’homme. Ces derniers seulement méritent le nom d’Atmophytes (hommes-vapeur), car on ne saurait appeler animaux ou machines des fac-simile d’hommes aussi ressemblants à leurs créateurs, doués d’une sorte d’âme et de rouages supérieurs à des membres ; hommes de fer et de cuivre, semblables à des scaphandres ou à des chevaliers dans leur armure ; corps en qui la vapeur s’est substituée au sang, dont l’électricité anime le mécanisme si affiné, si subtil, si imprégné de génie humain, qu’il s’immatérialise par la virtuosité de sa matière, et que ses gestes ressemblent moins à des produits de la force qu’à des manifestations de la vie.

[...] Ces innombrables serviteurs sont animés, pour leurs maîtres, d’un amour inconnu aux anciens domestiques, et se tueraient à leur service si la mort pouvait atteindre des corps aussi solides.

[...] Des symptômes de révolte se sont produits parmi les Atmophytes. Ces machines ont proféré des grincements séditieux ; ces esclaves ont insulté des citoyens et plusieurs d’entre eux, sortant du sous-sol où notre constitution les confine, ont osé prendre l’air dans la rue. Ces excès sont le résultat du développement excessif que vous avez laissé prendre aux organes des Atmophytes, des perfectionnements inconsidérés par lesquels vous leur avez donné non seulement de l’instinct, mais de l’âme et de la pensée.

[...] Quant à moi, je demande,pour ces criminels, des châtiments exemplaires : je demande la destruction immédiate de tout Atmophyte dont le rouage cérébral dépasserait en perfection la quantité utile à un bon domestique.

Est-ce que lire et voir ce genre de films d’anticipation vous fait reconsidérer votre rapport aux véritables fonctions de la politesse dans notre société ? L’impolitesse est-elle un signe de révolte sociale ?

Après tout, "Ce sont les pauvres qui s’excusent, quand on est riche on est désagréable"

(Et si vous avez des recommandations de romans qui mettent en scène ce sujet, je prends!)

Merci de votre grande attention,

lever de chapeau

triple courbette

7 commentaires
un fureteur
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Je suis une pauvre désagréable. La réflexion est intéressante, je garde les sources pour creuser tout ça.
Dans le jeu vidéo https://fr.wikipedia.org/wiki/Detroit:_Become_Human je sais que la question de comment on traite les robots à un impact.
Bidule
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Merci pour ce bel article, très sourcé et très intéressant.

La politesse pour moi joue un rôle fondamental dans la manière dont on est perçu en société. Mais même au dela de juste faire "bonne impression" au final. Elle fait du lien social entre les individus. Pour moi elle est une clef qui ouvre de nombreuses portes et de nombreux lieux.

Quand tu fais preuve de politesse, tu montres un respect envers l’autre, ce qui ouvre la porte l'autre au final. Alors bien sur il se peut (et c'est bien souvent le cas) qu'elle soit vu comme "normale" mais son absence ou - au contraire - l'impolitesse met en exergue qu'elle est justement nécessaire. Peu importe la classe sociale, le milieu professionnel ou le contexte culturel, les règles de politesse sont souvent un langage universel, un pont qui relie les individus. Quelqu'un de poli a généralement la capacité de naviguer avec aisance dans différents environnements sociaux, car il sait adapter son discours, sa posture, et son comportement sans jamais se perdre toutefois lui même. On parle ici bien de normes sociales de la politesse et non pas d'un effet caméleon exacerbé.

La politesse permet également (je trouve) de désarmer des situations potentiellement conflictuelles, en créant un climat de respect mutuel. Si tu abordes un sujet de manière courtoise, même une conversation délicate, tu augmentes tes chances de faire passer ton point de vue sans créer de tensions (pas toujours le cas encore une fois mes propos ne sont pas des valeurs absolues pour moi). La politesse c'est un outil de communication puissant.

Enfin, la politesse est un marqueur d’éducation, mais aussi de maturité. Cela montre que l’on a conscience de l’impact de ses paroles et de ses actions sur les autres, et que l’on choisit de respecter des normes sociales qui favorisent l’harmonie collective. C'est donc une composante du contrat social. Une clef qui permet de naviguer dans des contextes variés et parfois même pour s’élever dans la société.

Bref pour moi la politesse est une forme d’intelligence sociale. L'impolitesse est pour moi soit un manque soit un comportement de révolte sociale.

Quant aux films et aux références je trouve que si les robots "trop polis" peuvent être effectivement étranges et flippants à cause de cette ultra humanisation, il reste des grandes figures de gens polis dans les humains qui ne sont pas ringardes et pourtant polis à l'extrême et emprunt de valeurs difficilement critiquables : Alfred dans Batman, l'ensemble des héros de Kingsmen sont les exemples que j'ai en tête.
Un curieux
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Merci pour ce sujet. Je vais essayé de synthétiser même s'il y aurait beaucoup de chose à dire. XD

Pour moi, il y a une différence fondamentale entre le robot et l'être humain.

L'emploi de la politesse chez les êtres humains répond à des codes sociaux et culturels bien définit mais très variables selon le milieu et l'environnement où on se situe. On voit bien par exemple qu'il y a des comportements très tolérés dans certains pays mais très mal perçu dans d'autres. Les moeurs, les coutumes et les codes évoluent et se modifient au cours des siècles, et si les raisons sont multifactorielles, je pense que l'évolution langagier y est pour beaucoup. Encore que, je ne saurais dire si ce sont les comportements qui influent sur le langage ou l'inverse, sûrement les deux, mais c'est intéressant de se poser la question.

Je pense que dans notre société, la politesse peut porter différents rôles mais qu'elle est quand même principalement "structurante" socialement. (Il ne faut pas l'entendre que de manière positive, dans le sens qu'elle est un marqueur sociale. Elle participe aussi à entretenir les rapports de forces ou encourager un certain conformisme par exemple).

Bien que l'usage de la politesse ne soit pas un comportement inné chez l'homme puisqu'il est le fruit d'une construction sociale, il implique une intention et une flexibilité, là ou le robot ne fait qu'appliquer un programme ou traiter des données. Or le raisonnement et le comportement de l'être humain n'est pas mathématique bien qu'il soit toujours influencé (biais cognitifs). Un comportement ou un raisonnement de manière générale implique des variables sociales et émotionnelles que le robot n'est pas en capacité d'analyser ou de reproduire. Quand bien même il pourrait mimer certaines émotions et les décrire, il ne les vit pas !

En résumé, un robot ne raisonne pas, il traite des données.

C'est un sujet très intéressant qui peut dériver sur des sujets philosophiques très variés mais je vais m'arrêter là.

Merci pour l'article. ;)


Bidule
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Merci pour vos trois commentaires ! Je vais répondre en particulier à Shal et Askelle.

Vous avez tous les deux donné ce qui manquait à l'article : les définitions de la politesse et du robot. Cependant, et c'est pour ça que j'aime étudier la littérature, les représentations(et leurs symboliques) qu'on se fait de ces deux thèmes/sujets dans la fiction, vont au-delà de l'aspect factuel. Je suis bien d'accord par exemple qu'un "robot ne raisonne pas, il traite des données" mais les auteurs parlent-ils vraiment de robots dans leurs textes ou font-ils passer un message sur le comportement humain ?
C'est ce genre de réflexion qui m'intéressent, et c'est tout autant intéressant de voir que ça vous fait réagir sur de tels points.

Je pense qu'une analyse de ce sujet au prisme du militarisme pourrait aussi être très intéressant. En effet, l'obéissance quasi "robotique" des soldats est accompagnée d'un formatage englobant, entre autre, une politesse extrême envers les supérieurs.

Bref, tellement de choses à dire haha je ne voulais pas rendre cet article indigeste. Merci pour vos réactions !
Un espion
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Pour répondre brièvement je me pose la question de savoir si le robot d'aujourd'hui n'endosse pas le même rôle dans les récits que les animaux ou les héros dans les écrits plus anciens.

A savoir une altérité qui est un prétexte à la critique humaine elle même et non pas comme un traitement du robot en tant que lui même.

Le robot traite des données. Mais devient il humain si il pense ? Si il est poli ou si il rêve comme disait Asimov. Et si un humain ne fait pas tout cela est il un robot ?
un fureteur
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Le robot est donc une fable 😊

Je t'invite à lire Becky Chambers qui tentent quelques réflexions de cet ordre dans "Un psaume pour les recyclés sauvages"
Machin
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Je pense que le robot représente majoritairement une représentation satirique, du moins une critique anticipé, non pas de l'être humain en tant que tel mais de certaines de ses caractéristiques (c'est une grande nuance). C'est intéressant quand les récits portent sur les questions morales et éthiques (transhumanisme, anthropophormisme, servitude, déshumanisation, conformisme, pouvoir/domination, etc) mais le sujet est souvent effleuré sans être abordé dans sa profondeur. Ils s'avèrent souvent plus fantasmés et alarmistes que réalistes ou pertinents.

Les récits d'anticipation sont majoritairement conçus davantage comme des oeuvres d'avertissement, que comme des oeuvres philosophiques ou scientifiques même si ils existent des exceptions. Il y a une prétention assumé de spéculer sur le futur de l'humanité mais de manière très orienté; je veux dire par là que l'homme y est souvent représenté sous le prisme de ses défauts et imperfections : égoïsme, pouvoir, excès, domination, déshumanisation, etc. Et/ou à l'inverse comme le héros pétri de bons sentiments. Coucou le manichéisme... C'est peut-être pour ses raisons que je n'ai pas été si sensible au livre Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley malgré qu'on m'est venté sa virtuosité. Et que la science fiction dans son ensemble m'attire autant qu'elle me repousse.

La technologie peut s'anticiper plus facilement parce qu'elle repose sur des données scientifiques. Ca fait longtemps que cela ne constitue plus un exploit en soi, juste une évolution logique. Or, spéculer sur une humanité robotisé au regard de la philosophie, de la science et de la politique dans toute leur complexité est une autre paire de manche.

Enfin, le sujet portait précisémment sur la politesse et non pas sur les robots dans la science fiction mais c'est compliqué de rester dans les clous. La politesse est déjà un sujet complexe à lui seul (sur le plan sociologique et historique) alors dans un contexte aussi précis, compliqué de ne pas élargir...



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